Recherche sur l'embryon : la science rattrapée par la loi ?

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Dans un ouvrage resté célèbre, le doyen Savatier dénonçait, en 1948, le « retard » du droit sur les faits, et appelait de ses vœux une « adaptation du droit civil aux conquêtes acquises de la biologie ». Quelques années plus tard, un article consacré à l’insémination artificielle publié à la Semaine juridique pointait à son tour le décalage entre le droit et les applications scientifiques et soulignait que le Code civil était resté en retard sur les faits. En retard la loi ! Cette thèse s’est progressivement affirmée comme une évidence. Dans sa fameuse Sociologie juridique, publiée pour la première fois en 1978, le doyen Carbonnier en donnait une explication. Comme pour les organismes vivants, l’évolution des systèmes juridiques est bonne en soi. Par conséquent, dès que le sens de l’évolution a été découvert, il faut faire en sorte d’accélérer leur « adaptation aux mutations sociales, en éliminant leurs contradictions internes ». En d’autres termes, si, en matière scientifique, le droit est en retard, c’est parce qu’il contrarie la réception du progrès scientifique. La loi doit donc être modifiée. Des années plus tard, le Professeur Bernard, dans le discours qu’il prononçait lors de l’installation du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), en 1983 pouvait alors se moquer de ces « lois fortes et fermes que les progrès de la biologie rendent caduques dans l’année qui suit la promulgation ». En retard, toujours en retard, la loi était condamnée à adapter le droit au développement des sciences et des techniques pour permettre à la biologie de réaliser ses formidables promesses thérapeutiques. Bien que la doctrine ait démontré que les hypothèses du retard du droit et de la nécessité d’adapter la loi tenaient plus du phantasme ou du mythe que de la réalité, ces idées ont fortement inspiré le législateur français. Le sens des premières lois constitutives du droit du vivant s’en est dès lors trouvé profondément marqué à deux égards. D’abord, sur le fond, il fallait entendre l’appel lancé au droit par invocation d’un illusoire vide juridique en entérinant les désirs et les pratiques du corps médical. Ensuite, sur la méthode, il fallait ne pas prendre le risque d’un nouveau dépassement en optant pour une législation provisoire, expérimentale, à révision programmée. Tant en 1994 qu’en 2004, à l’occasion de l’adoption puis de la révision des lois de bioéthique, c’est donc la méthode expérimentale qui fut retenue pour éviter autant que faire se peut les effets désastreux du retard de la loi sur la science. Quand on reprend les travaux préparatoires aux lois de 1994, on est saisi par l’aveu d’impuissance du législateur et la crainte que lui inspire le dépassement de son œuvre par l’inexorable marche de la science risquant de frapper la loi d’obsolescence dès avant sa promulgation. C’est principalement en matière de recherches sur l’embryon, que la question a donné lieu aux applications les plus intéressantes à observer...

 

 

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Notes : 

 

R. Savatier, Les métamorphoses économiques et sociales du droit civil d’aujourd’hui, Dalloz, 1948, p.135 et s.

R. Merger, « L’insémination artificielle », JCP 1957.I.1389 : « Ce décalage entre les règles de droit et la rapide évolution des applications scientifiques est fréquent à l’époque moderne. Il n’est nullement propre au traitement de la stérilité ni de la médecine. Dans bien des domaines, le Code est resté en retard sur les faits, d’autant plus que l’évolution sociale a suivi l’évolution scientifique ».

J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, 2ème éd., Quadrige, 2004, p. 290.

Décr. n° 83-132, 23 févr. 1983, JO 25 févr. 1983 ; RTD civ. 1983.400, comm. P. Godé.

CCNE, Rapport 1984 du Comité consultatif national d’éthique, La Documentation française, 1984.

S’agissant de la proposition de loi relative à la protection des personnes dans la recherche biomédicale, on peut ainsi lire, après son adoption par le Sénat  que « c’est une loi éthique qui adapte les droits de l’homme et du citoyen au développement des sciences et des techniques », M. B. Charles, rapporteur de la commission des affaires culturelles, séance du 23 nov. 1988, JOAN CR, 24 nov. 1988, p. 2686.

« Les développements récents des sciences biomédicales et les perspectives qu’ils ouvrent à plus ou moins long terme constituent pour l’homme une formidable source d’espoir mais ils font également naître certaines inquiétudes auxquelles ni une morale sociale communément admise ni un cadre juridique cohérent n’apportent actuellement de réponse précise et adaptée. », Rapport Sénat n°230, 1993-1994, p. 8.

Le « phantasme du droit figé » pour M. Vivant, « Sciences et praxis juridique », D. 1993, chron. pp. 109-113, spéc. p.110.

Ch. Atias et D. Linotte, « Le mythe de l’adaptation du droit aux faits », D. 1977, chron. pp. 251-258.

J.-L.Baudouin et C. Labrusse-Riou, Produire l’homme : de quel droit ? Etude juridique et éthique des procréations artificielles, PUF, « Les voies du droit », 1987, p. 10 : « Les juristes sont sommés d’inventer le ‘droit du vivant’. N’est-ce pas ce qu’attendent d’eux nombre de biologistes, nombre d’individus qui dénoncent le vide juridique et attendent de l’État et du droit le sceau de la légitimité et la garantie de l’efficacité des technologies reproductives ? »

A. Sériaux, « Infans conceptus… remarques sur un univers juridique en mutation », Le droit, la médecine et l’être humain, propos hétérodoxes sur quelques enjeux vitaux du xxième siècle, PUAM, 1996, p. 53, spéc., p. 73 : le Code de la santé publique « s’est très largement borné à entériner tous les desiderata formulés par le corps médical, toutes les pratiques déjà mises en place avec la bénédiction d’une déontologie utilitariste modérée ».

Loi n°94-548, 1er juillet 1994, relative au traitement de données nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de la santé et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, et lois n° 94-653 et 94-654, 29 juillet 1994, respectivement relatives au respect du corps humain et au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal. V. not. D. Thouvenin « Les lois n°94-548 du 1er juillet 1994, n° 94-653 et n° 94-654 du 29 juillet 1994 ou comment construire un droit de la bioéthique », ALD 1995, p. 149 et s.

Loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique, sur laquelle, v. not. : F. Bellivier, RTD civ. 2004, pp. 787 et s. ; J.-R. Binet, Le nouveau droit de la bioéthique, LexisNexis Litec, « Carré droit », 2005 ; D. Thouvenin, « La loi relative à la bioéthique ou comment accroître l’accès aux éléments d’origine humaine », D. 2005, chron. pp. 116-121 et 172-179.

La loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 prévoyait dans son article 21 qu’elle ferait l’objet d’une révision programmée dans un délai de cinq ans à compter de sa promulgation.

L. n°2004-800, art. 40, I : « La loi fera l’objet d’un nouvel examen d’ensemble par le Parlement dans un délai maximum de cinq ans. »

La méthode avait été inaugurée dans un domaine proche, par la loi n°75-17 du 17 janvier 1975, relative à l’interruption volontaire de grossesse, JO, 18 janvier 1975 p. 739 reconduite par la loi n° 79-1204 du 31 décembre 1979, JO, 1er janvier 1980 ; E. Serverin, « La loi du 31 décembre 1979 relative à l’interruption volontaire de grossesse : aspects juridiques et sociologiques », Rev. dr. sanit., 1980.291 et J.-B. d’Onorio, « Loi Veil : réflexions sur un premier bilan », JCP G, 1986.I.3246

« Les réponses que nous apporterons en 1994 ne paraîtront-elles pas étonnantes et rétrogrades dans moins de dix ans ? (...) La loi se doit […], en cette matière, d’être évolutive pour permettre et accompagner les transformations induites par le progrès des connaissances scientifiques et médicales. », Doc. Sénat n°234, 1993-1994, p. 3.

« Peut-on, doit-on définir des règles et des limites à ne pas franchir, alors même que nous devons aussi nous interroger sur la force d’une loi dont nous savons qu’elle sera nécessairement remise en cause, qu’elle est déjà menacée par l’évolution rapide de la biologie. », M. P.-Ch. Taittinger, JO Sénat CR, 15 janvier 1994, p. 147

« il nous paraît par conséquent raisonnable d’imposer un nouvel examen de la future loi par le parlement, et ce d’autant plus qu’elle risque d’être périmée avant même sa promulgation tant la science évolue vite », Mme F. Seligmann, JO Sénat CR, 20 janvier 1994, p. 329

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